Météo : Pluvieux puis
mitigé. Vent faible. Forte dégradation par l’est en soirée.
La dépression amorcée la veille fur active une bonne partie de la nuit
avec de fortes averses entrecoupées de moments plus calmes, pas vraiment
les conditions d’un sommeil profond d’autant plus que Denis se mit à
revivre oralement de manière somnambule avec énergie et moult consignes
un des cours d’EPS qu’il enseignait alors qu’il était professeur de
sport dans un lycée. Peu enclin à suivre ces directives plutôt formelles
(…), je quittais la tente le plus silencieusement possible pour ne
surtout pas m’immiscer dans le plaisir de son rêve. Comme chaque matin,
j’allumais le feu et m’offris mon premier café en mode méditation devant
le plan d’eau encore arrosé par de copieuses averses. Jean émergea à son
tour, il avait lui aussi bien dormi mais il semblait malgré tout
préoccupé, l’esprit envahi par un brin de nostalgie. Le voyage touchait
à sa fin, nous allions ce matin nous engager sur la rivière et demain
déjà, se profitait la dernière navigation de notre voyage, peut-être
l’ultime étape de ce genre sur les rivières québécoises. Et après ? La
question était centrale à présent. Pour Jean, qui portait en lui une
partie de Canada après tant de voyages vécus ici sur ces rivières
isolées dont une bonne partie avec son père, le regretté Fernand, puis
sur les traces de ce dernier avec les valeurs profondément humaines.
Comme il l’évoqua avec nous depuis quelques temps, cette expédition que
nous étions en train de vivre à ses côtés serait sans doute la dernière.
Jean était en pleine forme mais le temps qui passe avançait malgré tout
comme pour tous et, sans nous le dire vraiment, il avait peut-être envie
de passer à autre chose ou de transmettre, au moins en partie, le relai
de l’organisation énergivore de ces projets complexes. Mais il y avait
aussi l’épineuse question de la logistique relative aux canoës. La
flottille au complet comptait en fait huit canoës, les trois nôtres et
cinq autres stockés chez Luc et Marie-France ainsi que l’ensemble du
matériel associé pour ces voyages en autonomie (pagaies, gilets
jupettes, remorques, bidons, popotte et outillage), soit un volume
d’équipement important à immobiliser dont une bonne partie à l’abri. Or,
Luc et Marie-France, chez qui tout ce matériel était entreposé depuis
plus de 20 ans, avaient mis leur maison en vente, souhaitant se
rapprocher de leur fille installée à Chicoutimi, à un peu plus de 100 km
plus au nord dans la région du Saguenay. Autrement dit, jean avait cette
nouvelle contrainte de devoir libérer Luc et Marie-France de tout ce
matériel sans disposer pour l’instant de solution de repli, sinon celle
de tout vendre, ou de le donner à une association locale de passionnés
de canot camping. Quelques jours plus tôt, il avait d’ailleurs sollicité
notre avis sur le devenir des canoës que nous utilisions, ces fameux «
Mouchalagane » marqués ici au Canada par une histoire riche de
nombreuses aventures vécues et partagées par un grand nombre de
navigateurs sur de multiples rivières. Un livre ne serait pas suffisant
pour relater toutes les anecdotes et moments forts ayant jalonné ces
expériences : la Moisie, la Peribonka, la Savane, la Métabetchouane, la
Mistassibi, la rivière aux Outardes, la rivière à la Mate, la rivière
aux Sables, … et tant d’autres. Certains d’entre nous lui répondaient en
lui proposant de rapatrier les canoës en France par cargo pour ravir le
cœur de passionnés ou celui de ceux qui avaient vécu une de ces
expéditions, mais les autres, moins attachés au matériel et à la
symbolique que celui-ci représentait, suggérait au contraire de
contacter un club local et de tout lui donner, même gracieusement si
nécessaire. Le débat était nourri. Quoiqu’il en soit, toutes ces
discussions avaient vraiment un goût de fin d’aventure alors que tant de
noms de rivières inconnues repérées par Jean sur des cartes ou sur des
topos glanés ici ou là lui résonnaient dans la tête comme de nouvelles
expéditions à entreprendre. Il y avait là un énorme potentiel pour que
le relai puisse être transmis, et qu’un nouveau porteur de ces projets
de voyages en canot camping au Québec reprenne le flambeau en concevant
et en mettant en œuvre de nouvelles expéditions. Désormais, la
pérennisation de l’aventure en dépendait et l’échéance était courte.
Tout cela expliquait sans doute pour une partie non négligeable l’air un
peu troublé de Jean. Il arrivait là à un véritable point d’étape dans sa
vie de céiste globe-trotter. Dans ce matin frais et humide, il n’était
vraiment pas facile pour moi de me mettre à sa place et de ressentir la
mesure du blues qui le traversait., avec la force des souvenirs et des
émotions de toutes ces années. Devant le feu, café à la main sous ce
temps maussade, peu de mots entre nous, juste un silence profond de
pensées. Demain, c’est sûr, un nouveau cap sera franchi, la fin d’une
ère, peut-être le début d’une nouvelle.
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